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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (XIII)

LL-fpalhamouette« Est-ce vrai, Fernando, que cette terre “da Foz” appartint en son temps à Vasco da Gama ?
Il me dévisage, étonné.
— Oui, c’est bien vrai, mon cher. C’est le roi du Portugal, Manuel Ier d’Aviz 1, qui la lui offrit après son voyage aux Indes… Elle et tant d’autres présents. Je suis moi-même un descendant du navigateur ! lâche-t-il en me gratifiant d’un clin d’œil.
— Par votre mère, me semble-t-il, Emília Teles da Gama e Castro.
— Eh bien, mon cher ami, je vois que vous êtes au fait de ma généalogie ! », répond-il en confirmant que c’est bien par sa mère qu’il appartient à l’innombrable descendance du navigateur portugais.

Il avait fallu fouiller, il avait fallu s’abîmer dans la toile d’araignée babylonienne de l’aristocratie portugaise — une infime partie en réalité ; il s’agissait de comprendre d’où il venait et en quoi la grande Histoire de l’Homme recoupait celle, moins essentielle évidemment mais tout aussi savoureuse, des toros et des Palha. En vérité, tout commence en 1453.

1453 ! L’Histoire n’a retenu que 1492. Les victoires plutôt que les défaites. Ça donne des idées pour baptiser les stations de métro et les places publiques. Sans 1453, point de Colomb, point de Vespucci. D’autres auraient pris leur place, sans aucun doute, mais plus tard.

« Au commencement étaient les épices » : ainsi s’ouvre le génial Magellan 2 de Stefan Zweig. Le XVe siècle, c’est le temps des épices ; dans les palais s’ouvre le monde. La Renaissance a commencé par les papilles. Les épices, les Européens en achètent depuis des lustres aux confins du bassin méditerranéen, à l’endroit même où Dieu s’embrouille avec Allah. À Tana, Antioche, Saint-Jean-d’Acre, Alexandrie, se vendent ces trésors — soie de Chine, poivre, cumin, plantes tinctoriales — qui colorent une époque que l’Histoire a longtemps dépeint comme une ombre. Et au milieu, entre nous et eux, un pont : Constantinople.

Autrefois, Byzance, elle, a survécu à Rome en 476 et règne sur la porte d’entrée de l’inconnu. Mais d’une porte, l’on peut entrer des deux côtés. Mehmed II Fatih l’a bien compris qui, en 1453, change le rythme du temps. 1453 : Constantinople devient Istanbul, et la porte se ferme à double tours. Adieu rouges épices et rêves du Levant. Tout devient plus cher, les Égyptiens profitent, l’Occident est en manque. Il lui faut son « speed » ; les papilles sont mal et les regards hagards.

Ça a commencé comme ça. Comme un itinéraire bis, et il n’y avait que la mer. Il a fallu la repenser. Ça tombait bien. La mer, le Portugal n’avait que ça à contempler, tous les matins du monde, et la sienne de mer n’avait pas de limites. Un univers.

L’Histoire raconte, mais elle n’est pas toujours d’accord avec elle-même, que l’infant Henrique (1394-1460) fut le chantre de ce « repensement », et lui n’a pas attendu la prise de Constantinople pour rêver de nouvelles voies de commerce. Au sud-ouest du sud-ouest du Portugal, la terre n’a plus d’autre choix que de disparaître, et rien n’accroche plus l’œil à l’horizon. C’est là, dit-on, que Henrique acquit son surnom de « navigateur », en observant le vide sur l’eau, en se disant que le scintillement de la lumière du jour sur les remous de cet univers était l’annonce de nouvelles richesses pour son pays. Ce pays qui s’ennuyait depuis la fin de la Reconquista. En dévorant la mer, Henrique lui donnait de quoi s’occuper pour longtemps. Sans la guerre, les Hommes s’ennuient, il l’avait bien saisi. Henrique était un navigateur intérieur. Il rêvait pour d’autres. La mer était sa nuit. Le Christ était son jour.

Toujours en butte avec elle-même, l’Histoire ne s’accorde pas sur l’existence réelle de l’école de Sagres. Dans son Histoire du Portugal 3, Jean-François Labourdette met en doute l’existence d’une vraie école de navigation et de géographie, tout au plus « faut-il la réduire à l’entourage d’un prince cultivé ». À Sagres, Henrique aurait réuni face aux tempêtes et aux vagues les navigateurs, scientifiques et rêveurs de l’époque pour préparer le Portugal aux grandes découvertes qu’il imaginait exister au large. Parmi elles, le royaume de « Prêtre Jean » était le fantasme absolu d’où s’exhalaient les effluves d’épices et les promesses d’une future richesse. Lisons plutôt :

« Moi, Prêtre Jean, par vertu et pouvoir de Dieu et de Notre Seigneur Jésus-Christ, seigneur des seigneurs, à Manuel, gouverneur des Roméens… Je suis le souverain des souverains et je dépasse les rois de la terre entière par les richesses, la vertu et la puissance. Soixante-douze rois sont mes tributaires. Je suis dévot chrétien, et partout nous défendons et secourons de nos aumônes les chrétiens pauvres placés sous le pouvoir de notre clémence… Notre magnificence domine sur les trois Indes et notre territoire s’étend de l’Inde ultérieure, où repose le corps de saint Thomas, jusqu’au désert de Babylone, proche de la tour de Babel (…) Sur cette terre, coulent le lait et le miel. Elle est traversée par un fleuve venant du paradis terrestre, qui roule dans son lit émeraudes, saphirs, topazes, béryls, améthystes et autres pierres précieuses. Une forêt qui produit le poivre en abondance s’étend au pied de l’Olympe, proche du paradis terrestre, d’où coule une source dont l’eau est parfumée de mille épices (…) Une des merveilles de notre terre est la mer aréneuse. Le sable, en effet, y est en mouvement et se gonfle en vagues, comme la mer (…) Il n’y a pas de pauvres parmi nous. Nous ne connaissons ni vol, ni adulation, ni cupidité, ni divisions. Le mensonge y est inconnu. Aucun vice ne règne chez nous (…) À la guerre, les troupes sont précédées de treize grandes croix d’or et pierres précieuses. Chacune est suivie de dix mille soldats et cent mille hommes de pied. Le palais du Prêtre a des plafonds en bois imputrescible. Son toit a l’apparence du ciel, car il est semé de saphirs et de topazes très lumineuses ressemblant à des étoiles. Sur ce toit, deux pommes d’or, surmontées chacune d’un cristal, de façon que resplendissent l’or durant le jour et les cristaux la nuit. Le pavement du palais est en cristal, et aux murs intérieurs sont accolées cinquante colonnes soutenant chacune une escarboucle grande comme une amphore. Aussi, le palais n’a-t-il pas de fenêtres, car il est éclairé par ces pierres précieuses autant qu’il pourrait l’être par le soleil. Les tables de la cour sont, les unes en or, les autres en améthyste ; les colonnes soutenant les tables, en ivoire. Trente mille hommes, dont sept rois, soixante-deux ducs, trois cent soixante-cinq comtes, douze archevêques, vingt évêques, plus le patriarche de saint Thomas, déjeunent chaque jour au palais, où la chambre royale est ornée d’or et de pierres précieuses. Le lit est en saphir, pierre propice à la chasteté. Nous avons de très belles femmes. Mais elles ne nous rejoignent que quatre fois l’an, et seulement pour la procréation d’enfants. Puis, une fois sanctifiée par nous, comme Bethsabée par David, chacune retourne à son appartement. Devant le bâtiment royal, un miroir magique, situé à une grande hauteur, permet de voir tout ce qui se passe, pour et contre nous, dans le royaume et provinces voisins (…) Notre terre s’étend d’un côté jusqu’à presque quatre mois de marche et, de l’autre, jusqu’à une distance que personne ne peut connaître. Si tu peux dénombrer les étoiles du ciel et le sable de la mer, tu pourras aussi mesurer notre empire et notre puissance 4. »

N’y avait-il pas de quoi brûler de folie pour ces terres ?

1. 1469-1521.
2. Stefan Zweig, Magellan, coll. « Les Cahiers rouges », Grasset, 2003.
3. Jean-François Labourdette, Histoire du Portugal, Fayard, 2004.
4. Vers 1160, une lettre du « roi des trois Indes et de toutes contrées depuis la tour de Babel jusqu’au lieu de sépulture de l’apôtre Thomas » est adressée à l’empereur de Byzance, Manuel Ier Comnène, qui la transmet à l’empereur allemand Frédéric Barberousse et au pape Alexandre III. Elle est citée en 1165 par le bénédictin Albéric. Cette lettre serait un faux dû à Christian, l’évêque de Mayence, soucieux de rapprocher l’empire et la papauté afin de relancer la croisade.

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