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Navegar é preciso

Chamonix, aiguille du Midi, 6 mars 2014

Ça ne rend rien en photo, même en se basant sur la ville tapie au fond de la vallée. Le passage est large, il n’impose pas les virages dans un couloir étroit. C’est comme un immense toboggan, large et lisse. Pas verglacé, mais la neige semble très dure. Au bout des deux, trois ou quatre cents mètres de descente qui nous attendent, on ne voit rien. C’est la falaise, un à-pic qui donne sur un glacier, beaucoup plus bas. Il faut skier prudemment et prendre le couloir sur la gauche, en bas du toboggan. Ça ne rend rien en photo, et même sur place, ça a l’air faisable. Ça l’est, mais pas pour tout le monde.

Aurélien me dit de faire comme lui ; on dérape en s’assurant bien de l’adhérence sur les carres, très doucement, le long de la crête sur la gauche. Dans quelques mètres en aval, on pourra skier. On descend, je cogite. Quelques heures plus tard, ça me rappellera le regard des vaches en tienta — plutôt chez Cuadri, là où vraiment ça fait peur —, on « toque » un peu, on avance timidement, rien ne se passe, la vache ne part pas. On cogite, on doute de sa technique — on a raison —, de son physique, de son matériel, de l’imprévu. On doute de son doute. Ce n’est pas un vertige à proprement parler. Le toboggan semble plus raide et la falaise au bout une promesse en cas de chute — 45-50° de pente. Est-ce bien pour moi ? Oui, non, oui… Je dérape, je contrôle, il va bien falloir tourner à un moment, sauter, faire une conversion dans la pente. Je sais le faire, il ne faut simplement pas douter.

« Si tu le sens pas, on remonte. T’en fais pas, mon Gredin, vraiment ! » me dit Aurélien. Il vit à Chamonix depuis quelques mois, il skie bien et sûr, il a la condition physique, il ne doute de rien, lui. J’hésite. Longtemps. Non, décidément, si je me plante là-dedans, sur le grand toboggan, je ne m’arrêterai peut-être pas. Mes fixations sont réglées pour déchausser en cas de chute et épargner mes genoux, pas pour m’arrêter dans une pente pareille. Vraiment c’est pas malin. On remonte.

Skis sur le sac à dos, pas de crampons, Aurélien me rejoint. Je suis tétanisé, accroché à quatre pattes dans la pente du toboggan. Il y a vingt mètres à remonter environ. La neige est moins dure qu’elle n’y paraît près de la crête et les bottes de ski creusent assez facilement les marches, il faut remonter en biais, ce qui complique un peu les choses. Trois mille six cents mètres d’altitude, beaucoup de stress, j’ai la gorge sèche, je m’en veux d’être là au point de brouter de la neige. Aurélien, qui ouvre la voie, redescend à ma hauteur, il ouvre mon sac à dos à la recherche du tube de ma poche de plastique remplie d’eau. Il doit sortir le Nikon, la peluche du gamin achetée en bas. Trois mois le bébé, et son père accroché sur un toboggan neigeux. Panique pas, même si c’est tentant, t’es con mais tu t’en voudras plus tard. Aurélien me rassure, me conseille et me dit qu’on a tout notre temps. Je m’accroche fort à son piolet — il me l’a laissé —, c’est plus rassurant que vraiment utile dans cette neige. Une heure plus tard, nous en sommes sortis. Adieu le glacier Rond, salut la vallée Blanche, l’itinéraire grandiose mais « pépouze ». C’est un moindre mal, je suis exténué nerveusement.

Assis à la cabane qui marque la fin de l’itinéraire de la vallée Blanche, « cher ami » dégaine les sandwiches, on souffle, on parle. Lui de ses modèles : Jean-Marc Boivin, Marco Siffredi… « Il faut risquer pour vivre. » Comprenez : pour se sentir vivant. Se dépasser, aller plus loin, ressentir l’excitation, le danger. Moi, je parle de la peur qui m’étreindra jusqu’au lendemain au moins.

Tout le monde a une anecdote sur le mythe José Tomás, j’évoque celle de Fabrice Torrito sur les carrières inondées de Gerena où le jeune Tomás sautait du point le plus haut, forçant l’admiration des locaux. Je pense à Robleño, dans un autre genre, qui abat un marathon en trois heures. Je pense surtout que je ne suis pas passé parce que j’ai eu peur, et que cela confirme, en extrapolant, que la banque m’allait mieux que le toreo.

J’écoute Aurélien parler de montagne, parapente, ski, rando… « Navegar é preciso, viver não é preciso. » Me revient cette phrase de Pompée (navigare necesse est vivere non est necesse), pompée par Pessoa, récupérée par Caetano dans le fado tropicaliste Os Argonautas. La haute montagne, la mer, les toros : tout cela se ressemble un peu.

Le jour suivant, Aurélien est passé sans souci par le glacier Rond, le toboggan, le couloir, le glacier… Au téléphone il m’a dit que, plus tard dans la journée, la neige y était moins dure, le passage plus skiable et abordable, que je serais passé sans souci dans ces conditions. Sacré Gredin ! Adorable en toutes circonstances et déjà tourné vers d’autres courses de montagne. J’ai presque envie de le croire alors.

Le 20 mars 2014, Aurélien s’est tué à skis dans le couloir Whymper de l’aiguille Verte après une chute de plusieurs centaines de mètres dans une pente à plus de 50°. Sur son cercueil étaient posés une corde, son piolet et une photo de lui, hilare, au sommet de l’aiguille Verte quelques minutes auparavant. Nous n’avions pas attendu pareil dénouement pour savoir quels extraordinaires personnage et ami il était.

Navegar é preciso…

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