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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (I)

LL-fpalhatexte1À Lisbonne, la gare était bleue. Le ciel était gris. Je pestais intérieurement.

La veille c’est le ciel qui était bleu. Le lendemain aussi il serait bleu et dégagé. Pour l’achat des billets il fallait s’adresser à la caisse automatique. La dame brune, sincèrement souriante et posée derrière son guichet ouvert, avait été formelle et catégorique. La caisse automatique, pas elle. Quand on ne maîtrise le portugais que pour saluer et remercier les gens, on en vient à abhorrer de tout son moi le postmodernisme du code-barres et la conversation vite saturée d’une caisse automatique.

J’avais les billets, la gare était bleue, très belle, sans rien qui puisse rappeler que les gens avaient un train à prendre, sauf évidemment les trains qui attendaient et les rails qui filaient. J’ai aimé cette gare, ce quai, ce premier regard sur ce qui m’attendait. J’ai aimé sentir le train s’ébranler. J’ai aimé me dire que j’allais au campo en train et que cette gare était bleue comme la mer.

Pour la première fois de ma vie je me rendais en train au campo. Il ne s’agissait que d’un train de banlieue, un cousin éloigné et propre de ceux, nombreux, que j’avais pu prendre plus jeune dans une grande métropole plus au nord. J’allais en train au campo, et cette perspective me réjouissait en ce qu’elle me semblait anachronique, mais pourtant si logique dans un pays qui entretenait avec le temps une relation des plus détendue. En rentrant en France, le souvenir de cette gare bleue était encore bien vivant, mais par crainte d’oublier un jour, de ne plus me rappeler, de m’endormir sans savoir en rêver, je décidai de le coucher intact sur une feuille de papier.

Les longs murs s’effilent à perte de vue, aspirés par le bruit fuyant des wagons. Il n’y a que deux quais, peut-être trois. Aucun empressement ne les anime. Tout s’accomplit au long cours de gestes répétés toute une vie. Ça a des airs de Sicile années 1950, mais c’est l’Atlantique pourtant qui souffle ici en pénétrant le Tage. Les trains suivent le souffle, et certains vont se perdre au nord de ce pays rectangle qui regarde à l’ouest. Au fil régulier des arrêts de banlieue, Lisbonne lentement s’efface sur elle-même, bercée fatalement par la folie douce et mélancolique des lieux où vient s’échouer la terre.

Quatre ans ont passé. Je me rends compte que la mémoire ne m’a pas joué de vilain tour. J’écrirais les mêmes lignes. Je prendrais ce même train dans cette gare bleue. Je regarderais ce même paysage défiler à la fenêtre. Je m’installerais dans la rangée de droite. Je contemplerais le Tage. Je collerais ma tête à la vitre. Je laisserais me bercer le tempo itératif des battements du train. Mes pensées flotteraient sur le fleuve. À chaque arrêt je lirais le nom de la gare en essayant de le prononcer correctement : Sacavém, Bobadela, Santa Iria de Azóia, Póvoa de Santa Iria, Alverca do Ribatejo, Alhandra, Quinta das Torres, Vila Franca de Xira. Je prononcerais mal. Je serais heureux de prendre ce train pour aller au campo.

À Vila Franca de Xira, je descendrais parce que c’est là que Fernando Pereira Palha m’aurait donné rendez-vous. Parce qu’il est de Vila Franca de Xira et parce que les Palha sont de Vila Franca de Xira.

António Palha, le fils aîné de Fernando, m’attendrait face au bâtiment beige devant lequel j’aurais à peine le temps de me rendre compte que la statue noire honore un torero et non un forcado. António me souhaiterait la bienvenue en français et me conduirait à la Quinta das Areias en prenant la nationale vers le nord à travers les zones commerciales et industrielles. Je regarderais les panneaux et le bord de la route. Je me dirais que la laideur a fait son beurre, ici, que le Tage a disparu et que c’est toujours mieux de voir passer un fleuve que pousser du béton. António mettrait son clignotant à gauche en me disant que c’est dangereux de traverser ici. Je serais d’accord avec lui.

Derrière un mur, je n’imaginerais pas qu’il puisse se trouver cette immense demeure. António se garerait devant un petit bâtiment. Des bureaux, je me dirais. Il m’inviterait à entrer en me laissant passer devant lui par politesse. Il y aurait un faux couloir et une porte à pousser. Sur les murs, il y aurait des gravures de toros, des vieux Palha de toutes les couleurs. J’aime bien les couleurs, je m’en rendrais compte. Je pousserais la porte. J’aurais la gorge un peu serrée. « Que lui dire ? Comment va-t-il me saluer ? Ça l’agace de me recevoir ? J’aurais dû me raser ? » Je me poserais toutes ces questions en une fraction de seconde. Je n’aurais pas le temps de réfléchir plus. La porte serait ouverte. Je me trouverais derrière une sorte de comptoir en bois. Au-delà du comptoir, il y aurait deux bureaux et une femme rieuse. Je la trouverais d’emblée sympathique, rassurante en vérité. Ce ne serait pas Fernando Palha. Évidemment. Je regarderais cette pièce à la vitesse de mes interrogations, sans vraiment voir, sans vraiment fixer mon regard. Je verrais alors un chapeau campero de ala ancha penché sur des papiers disséminés.

Je verrais une main écrire. Une main âgée avec des taches blanches comme saupoudrées dessus. Je verrais un corps vivre et se tourner vers moi.

Il serait là.

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