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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (XXII)

LL-prietodelacalÀ une question qui lui était posée sur l’élevage de Fernando Pereira Palha, Alfonso Navalón répondait qu’il n’y voyait qu’une entreprise romantique dont le dessein était de retrouver la variété des pelages des toros qu’avaient connu le XIXe siècle et le début du XXe. Force est de reconnaître qu’au terme d’une compilation relativement conséquente de documents divers et variés concernant cet élevage, une conclusion similaire pourrait tenir lieu d’avis définitif. C’est d’ailleurs un sujet qui a souvent animé les aficionados qui s’intéressent aux origines des ganaderías qu’ils vont voir combattre, et la thématique de la pureté veragüeña de telle ou telle camada revient souvent à l’ordre du jour. La plus récente concerne les petits élevages de Javier Gallego et Aurelio Hernando à propos desquels des doigts accusateurs tendent à prouver qu’ils ne seraient pas de purs Veragua.

Les Pereira Palha le sont-ils, eux, de purs Veragua ? Chacun a peut-être sa réponse, mais l’essentiel ne se trouve pas dans cette interrogation ni dans les possibles querelles de clocher qu’elle pourrait engendrer. De toute manière, quel aficionado, si scrupuleux soit-il dans ses recherches, si grande soit sa conscience intellectuelle, si précis soient ses recoupements, quel aficionado, donc, peut se targuer de pouvoir affirmer que tel élevage est du pur Contreras, du vrai Coquilla ou la descendance « ethniquement pure » des Saltillo ?

Les ganaderías sont des aventures humaines avant tout. La généalogie taurine est une histoire de ganaderos ! Pour les aficionados, elle relève au mieux d’un ensemble de repères plus ou moins avérés et plus ou moins précieux, au pire elle peut conduire à l’édification d’une fantasmagorie mémorielle de mauvais aloi.

L’éleveur Ángel Sánchez y Sánchez, qui élève encore des bêtes d’origine Murube au Campo Charro, raconte avoir vendu une camada entière à Juan Pedro Domecq y Díez dans les années 1950. Il va jusqu’à affirmer que le toro ‘Desteñido’, de Juan Pedro Domecq, vainqueur de la corrida concours de Jerez de la Frontera, en 1955, était le fils d’une vache de Sánchez y Sánchez. Les Domecq n’ont jamais mentionné ce fait, comme d’ailleurs les Pablo Romero ont toujours nié le croisement Saltillo pratiqué vers la fin des années 1910, comme il est aujourd’hui faux de voir dans les intéressants Moreno de Silva de purs Saltillo étant donné l’apport Buendía opéré ces dernières années. La liste pourrait être longue, aussi longue que le nombre d’élevages existant dans l’actualité.

Faut-il d’ailleurs s’attacher à la pureté des encastes et des sangs ? La question est mal posée. Il serait plus convenable de s’interroger, à la lecture de plus de cent cinquante ans de fabrication du toro de lidia, sur notre intérêt à croire encore à la notion de pureté des encastes. En soi, déjà, l’idiome « pureté » fait peur, même s’agissant de toros. La « littérature » torista, qui fleurit sur Internet en particulier, paraît courir à la suite d’agréables chimères qui ne franchissent pas, par définition, le filtre intransigeant de l’histoire. Se rallier à l’idée que les Prieto de la Cal soient/fussent de purs Veragua, survivances colorées d’un sang centenaire et tenu à l’écart des croisements, relève d’un romantisme sympathique mais dont la naïveté intellectuelle confine à la cécité. D’ailleurs, la famille Prieto de la Cal a elle-même reconnu un croisement avec du Torrestrella — peut-être Tomás Prieto de la Cal allait-il chercher là une pointe de Veragua, que conserverait encore la famille d’Álvaro Domecq depuis que celui-ci avait racheté des descendantes Braganza à Curro Chica —, dans les années 1980, croisement certes vite stoppé.

Pour autant, ces toristas, comme on les nomme mal, comme ils se nomment mal, aussi, sont bien les seuls et les derniers des aficionados à s’intéresser aujourd’hui au devenir des grandes lignées des toros de lidia ; en cela ils méritent le respect et l’attention. Ils ont raison de s’inquiéter de la disparition, exponentielle ces dernières années, de sangs qui, au matadero, emportent avec eux un pourcentage souvent faible, parfois confidentiel, de la diversité que l’histoire, les croisements, les essais ganaderos avaient réussi à constituer au fil d’une évolution de la tauromachie — et donc de la sélection — tout entière élaborée dans le sens d’une adaptation des caractéristiques violentes et agressives des toros vers une plus grande capacité à se laisser faire et à se soumettre.

Ne nous y trompons pas, les cent cinquante ans d’histoire de la ganadería brava ne racontent pas autre chose que la construction d’un toro prompt à répondre aux attentes de la lenteur, de la main basse, en bref d’un art ne souffrant plus les à-coups et les scories d’un animal conçu pour combattre. Las, cette sélection, qui a donné naissance à tous les encastes actuels, ne pouvait faire l’économie de dommages collatéraux irrémédiables — qui deviennent aujourd’hui l’essence même du mal de la Fiesta.

Fabriquer un toro suave, qui n’a plus besoin d’être dominé et dans le terrain duquel il n’y a plus nécessité d’avancer la jambe ni d’aller chercher la corne contraire, impliquait a fortiori d’écarter du chemin de l’évolution ceux des élevages qui poursuivaient la recherche de la violence, de la sauvagerie, de la force, de l’inconnu et d’une certaine idée de la bravoure. La tauromachie de la « pierna contraria atrasada » pratiquée par Manzanares junior constitue pour la diversité comportementale du toro de lidia une aporie dont la seule issue ne sera pas un retour en arrière, mais bien un aller simple vers le matadero. Cette tauromachie, qui n’en est plus réellement une, oblige tous les ganaderos, tous, à tendre vers les mêmes finalités de sélection.

Et peu sont ceux, de nos jours, qui résistent encore ; et, parmi eux, malheureusement, ce sont souvent les détenteurs de sangs marginaux, voire réduits de trop, qui sont en première ligne. S’arcquebouter sur le mythe de la pureté des encastes ne doit avoir de sens que dans la démarche de sauver la diversité constituée et non pas la pureté pour elle-même qui n’est qu’un leurre. Vouloir maintenir en vie l’élevage de Sánchez-Fabrés n’avait d’intérêt que parce que les Coquilla développent un comportement particulièrement piquant que l’Afición, de plus en plus formatée, est en train de rayer de sa mémoire. C’est pour cette raison cardinale que doivent exister les Coquilla, Miura, Vega-Villar, Saltillo, Albaserrada, Santa Coloma, Veragua, Pedrajas, Urcola… et non pour créer le musée des encastes et le palais des souvenirs.

Vaste digression pour conclure que si la généalogie taurine est un élément primordial pour comprendre la complexe histoire de la construction des encastes, des morphologies et des comportements du toro de lidia, il faut la prendre pour ce qu’elle est ou, plutôt, l’appréhender avec le recul nécessaire et la conscience que sa vérité n’appartient qu’aux ganaderos ; et encore ne savent-ils peut-être pas tout eux-mêmes…

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