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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (XXVI)

LL-chinarra2Barroca en était là quand, soudain, ce proche avenir qui allait engloutir son passé l’arracha à ses atermoiements de vieil homme par l’entremise d’un épais nuage de poussière que le grabuge d’une rage délirante semblait soulever vers le ciel dégagé. Les sacrifiées ne s’en laissaient pas compter. Fût-ce l’anxiété de sentir le manège des nombreux invités, la chaleur lourde de l’après-midi ou le pressentiment de la fin imminente, toujours est-il que leur fébrilité donnait aux corrals des airs de volcan surdynamité. Barroca sentit bouger la terre. Il ne comprit que trop vite que quelque chose ne tournait pas rond, et c’est l’image de ‘Chinarra’ qui le guida dans sa précipitation. Il la savait en furie, elle plus que les autres. ‘Chinarra’, la petite berrenda en negro aparejado, était celle de qui il savait devoir se méfier le plus. « Duchesse », peut-être, et il était fier qu’elle existât encore, mais « duchesse » pour le moins espiègle et rebelle .

Il ne s’était pas trompé. Le front ruisselant, le souffle court après sa course jusqu’à la placita de tienta, la tête pleine d’inquiétude, Barroca prit la mesure de l’éructation tellurique en une fraction de seconde : ‘Chinarra’ était hors d’elle, comme si elle eût été dix ou comme si un diable commandait sa folie. C’est ce que le vieux maioral se dit quand les raies de poussière lui abandonnèrent un éclair de correcte vision. ‘Chinarra’ cognait, frappait, boxait les murs, les bois, les coins et les recoins ; elle cherchait à faire de la poussière une dépouille et mugissait la misère de son enfermement.

En grimpant sur la rambarde des corrals, malgré l’agitation qui le taraudait, Barroca aperçut la silhouette connue d’un habitué du lieu. Après avoir compris que ‘Chinarra’ préférait la mort, là, ici et maintenant, une mort donnée à elle-même par ses propres cornes ensanglantées, Barroca fut surpris de se retrouver au contact de cette silhouette qui lui paraissait être aussi, sinon plus, émue que lui à la vue de ce combat contre l’inespoir.

Les premières secondes, aucun n’osa rompre le cri de rage de ‘Chinarra’. Ils observaient la petite vache se mutiler et les défier d’un regard encore alerte. Barroca souffla, remuant la tête d’un geste négatif, les yeux mi-clos et humides. L’autre s’en aperçut, voulut parler mais n’y parvint pas. Il resta là, la tête tournée dans la direction du maioral qu’il connaissait si bien, qu’il respectait pour son immense savoir, et se figea dans un rictus ridicule, la bouche poussée en avant comme prête à agir mais statufiée par le dérisoire des mots en de telles circonstances.

David Manuel Godinho Ribeiro Telles avait une vingtaine d’années (1927), et déjà son nom circulait dans l’escalafón des rejoneadores portugais, puisque sa carrière amateur avait débuté en 1942. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il soit là, à « Adema », en ce jour de chasse aux lièvres. Nonobstant sa position de figura en devenir — il prendrait l’alternative en 1958, à Campo Pequeno, des mains d’Alberto Luís Lopes et en présence d’un novillero espagnol nommé Curro Romero —, David Ribeiro Telles prenait plaisir à fréquenter la casa Palha pour les beaux yeux d’une des filles d’António Palha, Maria Isabel de Castro Palha Van Zeller, sœur de Fernando Palha, donc.

En outre, David Ribeiro Telles ne se contentait pas d’affronter les toiros dans les plazas portugaises, il les élevait à son nom depuis 1947-1948. Comme nombre de ses confrères ganaderos à l’époque, c’est vers Pinto Barreiros qu’il s’était tourné pour entretenir la tradition ganadera de la famille ; tradition venue à lui tant du côté paternel que maternel. Son élevage dénommé David Ribeiro Telles e Irmão exhibait un fer qui entrelaçait un D et un G surmontés d’une croix — il s’agissait du fer hérité de son grand-père maternel, David Luisello Cardigo Godinho, né en 1875. Antonio Martín Maqueda précise qu’en sus des vaches de desecho venues de chez Pinto Barreiros, Ribeiro Telles possédait de vieilles vaches dont l’origine était certainement de race portugaise. Pour couvrir le tout, il acheta aux héritiers de Paulino da Cunha e Silva un semental nommé ‘Sentalho’, marqué du fer d’António Silva, origine Pinto Barreiros. Ce toro avait brillé par sa combativité le 8 juin 1946 lors de la corrida concours de Santarém, qu’il remporta. Il fut ensuite combattu par Pepín Martín Vázquez et devint semental 1.

Sentimental ? Romantique ? Sensible ? Sans dire mot en présence du vieux maioral qui ne pouvait retenir ses larmes, David Ribeiro Telles prit la ferme décision de sauver ‘Chinarra’. C’est ainsi qu’elle rejoignit les terres que la famille Telles détenait à côté de Coruche et au centre desquelles la quinta « Torrinha » faisait office de quartier général familial en bordure de la rivière Sorraia.

Barroca ne pourrait plus veiller sur elles mais, dans son for intérieur, une partie de lui-même venait d’échapper à l’échafaud : la partie la plus belle, la plus jeune, la plus lumineuse.

1. António Veiga Teixeira nous précise que lorsque sa famille acquit le fer de la Unión, elle fut contrainte de vendre les bêtes marquées par le fer de Branco Teixeira, et une partie de ces bêtes fut rachetée par David Ribeiro Telles.

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