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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (XXXVI)

LL-saudadeJ’ai longtemps cherché la signification précise — et, croyais-je, sensée — du mot saudade. L’entreprise était à la fois vaine et un rien caricaturale en ce qu’elle avait de pittoresque et de folklorique à utiliser ce mot, à la saveur unique, au sujet d’un Portugais. La démarche était facile et cousue de fil blanc, et à y regarder de près tout être humain porte en lui la saudade éternelle des Lusitaniens.

À prendre un bel exemple, il suffit de se remémorer les phrases du livre bouleversant d’Alain Montcouquiol sur les morts de son frère, ‘Nimeño II’ puis Christian, pour saisir l’œucuménisme ontologique de la saudade. Je crois qu’il faisait nuit quand j’ai lu Recouvre-le de lumière, les mots de Montcouquiol m’avaient ému parce que derrière le rideau de la tragédie perçaient les infimes sillons de vie et de joie de la vie d’un frère, et de la sienne, à reconstruire. Recouvre-le de lumière est traversé, brinquebalé, tourneboulé, édifié par une passion noire, combattue, rejetée, regrettée, espérée, détestée, adorée. Comme l’est une vie d’Homme.

Je n’ai découvert pour finir, et le bonheur de cette découverte alla bien au-delà de celui, exaltant, de ses heures passées à vouloir faire entrer dans un carré parfait les vapeurs essentielles d’une langue et d’un monde, que, de signification, il n’en existait pas. Je n’ai absolument aucune idée des souffrances qu’a pu endurer Fernando Palha au cours de sa vie. Absolument aucune. Je me dis qu’il a dû connaître son lot de drames, sa série noire, ses polars bien à lui. Ça lui appartient, et je ne veux pas savoir. Pour autant, je ne me départis pas, à son endroit, de cette sensation un rien nébuleuse, érigée sur un lit d’impressions maintenant fanées par le temps, d’un homme pleinement conquis, volontaire sans l’être mais volontaire pourtant, par cette soedade primitive des marins portugais que chantait Camões.

On se figure les autres tels qu’ils ne sont pas. En vérité, on plaque sur eux notre vision propre de la réalité, et elle s’avère n’être fatalement qu’une déformation. Nos rêves, nos peurs, nos mensonges, nos doutes y sont pour quelque chose. Le Fernando Palha que je crois connaître n’est pas celui qui, à l’heure où j’écris ces mots, discute en toute simplicité avec la dame rieuse et rassurante qui m’accueillerait si je devais reprendre ce train dans la gare bleue. Est-il celui qui présente sa femme, Isabel Maria Francisca da Camara Ribeiro Ferreira, comme « sa veuve » ? Peut-être plus.

Mon Fernando Palha n’est que le fruit de mes élucubrations ; et, dans celles-ci, il n’est pas rare qu’il m’avoue qu’il est comme ce peuple « qui aperçoit en tout ce qu’il touche l’ombre de l’illusion et de la mort mais exige de l’une et de l’autre la promesse de la vie » (Fernando Pessoa). Montcouquiol a lu Pessoa !

« C’est un venin, mon cher ami ! Cette passion, mes toros, tout ça, c’est un venin. Elle m’a dévoré jusqu’au cœur, vous savez. Un venin ! »
Il avait pensé de tout son être ce venin, je le savais, mais il en riait parce qu’il l’aimait, ce venin, de tout son être aussi.

Une autre fois, confortablement installés autour d’une table champêtre, discrète et souriante, nous discutions de Lisbonne, où je séjournais, que je découvrais et que j’apprenais à aimer. Fernando Palha a regardé dans le mur sur sa droite — nous mangions dans un restaurant de bord de route aux abords de Vila Franca de Xira —, comme s’il contemplait la ville depuis le miradouro de São Pedro de Alcântara (dans le Bairro Alto). D’instinct, il savait où la trouver. Il achevait de me raconter l’histoire de la capitale dans ses grandes lignes, insistant sur le tremblement de terre de 1755, sur les eaux tumultueuses d’un fleuve que les Lisboètes ont surnommé de son nom, « la mer de paille ».

Il avait beaucoup parlé. Il a contemplé sa ville dans le mur à sa droite et a conclu par un murmure mélancolique « notre très chère Lisbonne » auquel je ne m’attendais pas. Jamais, me dis-je, un Français n’aurait eu l’idée d’envisager Paris comme « sa très chère », comme s’il s’était agi d’une sœur, d’une amie ou d’une amoureuse de la jeunesse perdue. À travers un mur, il a vu sa ville, « sa très chère ».

Saudade. Nostalgie de la passion qui nous fit souffrir un temps, une vie, joie de l’avoir connue, cette passion, et bonheur tout autant que malheur et chagrin d’en être nostalgique. La saudade, la Lisbonne de Fernando Palha, la vie d’un frère mort deux fois, l’intranquillité d’un génie qui écoutait la pluie jouer sa musique désenchantée sur les pavés bleutés de la Baixa.

La saudade doit aider à mourir ; avec plus de sérénité, avec moins d’aigreur. C’est une idée.

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