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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (XXXVIII)

PAR135425Nous avions laissé le Portugal au plus profond des soubresauts de la chute de la monarchie, en 1910. Au monarque orphelin succède une république qui n’a pas le temps de prendre racine dans ce pays tourneboulé par l’accélération de l’Histoire de ce début de XXe siècle, le retard économique et industriel, la montée en puissance des idées socialisantes, mais aussi de celles d’une droite conservatrice dont les grands propriétaires sont le soutien affiché. N’oublions pas non plus que le Portugal a participé au premier conflit mondial aux côtés de la Triple-Entente, principalement par le biais du CEP (corps expéditionnaire portugais).

Las, dès 1926, la frêle République portugaise subit un pronunciamento mené par le général Gomes da Costa. Les militaires au pouvoir (ils s’y succèdent au rythme trouble des renversements des uns et des autres par les uns et les autres) proposent en 1928 le poste de ministre des Finances à un bureaucrate anachorète ou presque, un certain António de Oliveira Salazar, qui bluffe le monde entier en redressant l’économie lusitanienne pour qui la SDN avait pensé à l’époque à une sorte de mise sous tutelle. « Messieurs, je vous remercie mais nous allons tâcher de nous débrouiller par nous-mêmes », aurait poliment répondu le ministre.

Fort de ses succès, Salazar devient l’homme fort de ce régime autoritaire qui se nomme encore république mais qui n’en conserve qu’un maquillage discret et pourtant superfétatoire. Après avoir fondé son parti politique, l’Union nationale, en 1930 — qui deviendra parti unique sous l’Estado novo —, Salazar devient président du Conseil en 1932, et c’est en 1933 qu’est rédigée une nouvelle constitution, l’Estado novo, adoptée par plébiscite en 1934.

Pour faire court, les pouvoirs sont réunis entre les mains de Salazar, qui fonde sa politique sur des préceptes que l’on peut qualifier de conservateurs et d’autoritaires. En cela, le Portugal se place dans une mouvance européenne conjoncturelle en ce début des années trente. Rappelons que le 30 janvier 1933, Adolf Hitler est devenu chancelier d’une l’Allemagne blessée par le Traité de paix de Versailles de 1919 — surnommé le « diktat » par les Allemands — et ruinée par le retrait des capitaux étasuniens après le krach boursier de 1929 ; que le 10 novembre le chancelier Engelbert Dollfuss proclame la loi martiale en Autriche ; que la France commence à se débattre dans les heurts des affaires qui font les délices d’une frange d’extrême-droite qui voue aux gémonies démocratie, parlementarisme, socialisme, communisme et dont les ligues sont la partie émergée ; que, pour finir, l’Europe n’est pas guérie, loin de là, de l’effroyable massacre de 14-18.

« C’était un grand homme ! »
Devant la photographie du dictateur accrochée dans un coin de mur de ce bureau de la Quinta das Areias, Fernando Palha me présente Salazar. Et je ne sais que lui répondre. « Un grand homme ». Je ne me rappelle pas avoir souri de cette grimace gênée que l’on fait à notre insu dans un instant d’embarras, mais la politesse de son accueil et la joie d’être là m’ont interdit de répondre autre chose qu’un silence que je sentais palpable et froid entre nous deux. Des années plus tard, j’ai repensé à ce moment précis de notre première rencontre, et je ne sais toujours qu’en faire.

Si le toreo est fondamentalement de gauche, il n’est pas excessif d’écrire que le monde taurin qui en vit incline, lui, clairement à droite. Et dans ce monde taurin, la ganadería de toros de lidia reste encore un lieu dans lequel conservatisme politique, traditions et nostalgie de certains régimes politiques s’entremêlent sans se voiler la face. C’est un sujet finalement sensible que peu de livres évoquent. Rester poli et écouter. Faire la part des choses ? S’allier le silence ? Être lâche ?

C’est une question que l’on peut se poser vis-à-vis de soi-même quand on vous présente avec un sourire teinté de fierté, dans une finca charra, le lit où a dormi Franco lors de la guerre civile, quand le grand salon où trônent les têtes de toros sur lesquelles votre enfance a fantasmé des heures durant dans la catégorie « Toros célèbres » est transformé en un bastringue d’objets et de tableaux qui sont autant de larmes coulées sur les joues de la nostalgie de la dictature franquiste. Que répondre ? Que Franco ceci ? Que Salazar cela ? Que la notion de « dictature raisonnable » est difficile à concevoir, que la Pide * a bien existé ; que des milliers de républicains ont été massacrés après la guerre, en Espagne ; que le cynisme du Caudillo a culminé avec la construction de sa Valle de los Caídos par les prisonniers de l’autre camp, avec vue sur Madrid, celle qui résista jusqu’à la fin ? Que l’entêtement colonial de Salazar en pleine décolonisation à tout va dans le reste du monde n’était qu’illusion ? Une illusion chère en vies humaines.

On ne répond pas. Nous ne sommes pas là pour cela. On se tait, on s’allie le silence. On est un lâche, un peu ou beaucoup, c’est selon ; et puis, devenir juge d’une époque que nous n’avons pas vécue est une posture un rien malhonnête, même si le cœur, l’histoire et le temps qui a passé nous font sentir — ô combien — de l’autre camp. Les blessures ne sont pas toutes cicatrisées, il y aura toujours d’autres « grands » hommes à qui seul le silence donnera contenance.

En 1968, Salazar est contraint d’abandonner le pouvoir pour raison médicale à son dauphin Caetano Marcelo. La dictature se poursuit jusqu’au 25 avril 1974, jour de ladite « Révolution des œillets », qui se nomme ainsi pour la simple et très bonne raison que les soldats qui firent le coup d’État arboraient ces fleurs rouges au bout de leurs armes parce qu’avait sonnée l’époque de la récolte des œillets. Les explications sont parfois simples. Et les décisions politiques aussi. Ainsi, une fois la dictature renversée, les militaires respectèrent leur promesse de rendre au civil la gouvernance de l’État. Notons que les annales de l’Histoire sont avares de ce genre d’exploit où les militaires acceptent de lâcher un pouvoir acquis par eux. Et comme la dictature de Salazar avait été soutenue en partie par les grands propriétaires terriens, un des premiers bouleversements phare mis en place au lendemain de la Révolution fut la réforme agraire, qui s’engageait à redistribuer les terres de leur patron aux paysans pour expliquer rapidement un phénomène forcément plus complexe.

Si l’on fait confiance à certaines études parues sur le sujet, plus d’un million d’hectares de la terre portugaise furent ainsi donnés aux bras qui vivaient d’elle… et enlevés sans autre forme de procès aux « koulaks » lusitaniens dont certains étaient bien évidemment éleveurs de toiros de lide. De 1974 à à la fin novembre 1975, les ouvriers agricoles, hier encore au service des latifundiaires, occupèrent en masse les herdades, quintas et autres gigantesques propriétés — ce fut particulièrement le cas dans les régions du Ribatejo et de l’Alentejo où paissaient de nombreuses ganaderías —, prenant le contrôle de tout le système de production inhérent aux lieux conquis. Dans une publication plutôt partisane datée de 1982 , Bernard Roux estime par exemple que plus de 58 % des terres du district d’Évora, en Alentejo, furent ainsi « rendues » au prolétariat agricole qui s’organisa assez rapidement en Nouvelle unité de production (NUP) pour mener à bien la réforme agraire.

De ces « événements », Fernando Pereira Palha n’a aucun mal à parler, lui qui se trouvait du mauvais côté de la barrière en 1974-1975. Il fait partie des rares aristocrates détenteurs de terres à s’enorgueillir d’avoir été finalement peu touché par la « folie des communistes », comme certains de ses confrères aiment à qualifier cet épisode de leur histoire. Quand la foule se pressa devant les portes de la « Quinta da Foz » pour réclamer son dû, l’accueil qu’elle reçut fut des plus surprenant en ce sens que ce furent les ouvriers et employés agricoles attachés à la famille qui interdirent la prise des terres et du bétail, défendant, selon Fernando Palha, leurs terres et leur bétail — il n’en fut pas de même à « Adema », qui connut l’occupation des terres.

En poussant plus loin l’incongruité de la situation, il n’est pas interdit de croire que sans cette réforme agraire, sans la Révolution des œillets, sans ces « communistes » lassés de quarante années de dictature salazariste, l’élevage de Fernando Pereira Palha n’aurait peut-être jamais connu le destin que nous contons ici même. C’est en effet lors de ces expropriations massives que sa sœur et son beau-frère David Ribeiro Telles, propriétaires du fer de Vale do Sorraia qui, à cette époque, était en partie constitué par les filles de ‘Chinarra’, se virent contraints de demander de l’aide à Fernando pour héberger sur les terres de la famille Palha leur bétail brave. Si Fernando accepta de tendre la main, il en retira au final la joie de voir un rêve se réaliser en récupérant certaines des descendantes de ‘Chinarra’ (dont des filles de celles-ci âgées d’une vingtaine d’années) en récompense de sa solidarité et de son aide.

* Police internationale et de défense de l’État.

Photographie Village de Pias, Baixo Alentejo, Portugal, 1974. — Guy Le Querrec/Magnum Photos

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