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Des toros sans la tête (III)

Granero1922 BaldomeroTout est faisable dans une voiture.
La longue route endort les plus détendus, le visage engoncé dans les pliures jamais parfaites d’un manteau, d’un pull ou d’un t-shirt sorti, pour l’occasion, du pochon des affaires sales. Le roulis rauque et récurrent de l’autovía berce les idées et éloigne le bavardage des autres, bavardage qui devient agréable litanie puis, enfin, rumeur bienheureuse auprès de laquelle le sommeil trouve son premier rythme.
On grignote. On mange. On smartphone. On écrit des fois. On discute encore. Certains lisent. C’est rare.
Des habitudes se créent. Des rituels s’établissent. Chacun connaît sa place, s’octroie un rôle qu’il tient à jouer à la perfection, pour son bonheur et pour celui des autres.
Il y a le premier voyage. Découvrir les autres. S’inscrire dans le décorum. Il faut partager cette liturgie que d’autres ont construite des années durant dans les soubressauts de l’amitié.
L’anecdote qui suit est vraie : au retour du campo, une fois les toros choisis, élus, palpés et soupesés des yeux dans une affectation sacrée empruntée au roi mage de Bruegel agenouillé, lui, dans la contemplation des divines joyeuses du bambin Jésus, l’équipe se détendait. Des mois la séparaient encore du public et des ulcères qui se pointent avec lui. La porte du toril était encore fermée à double tour — il faudrait la repeindre d’ailleurs —, contenant le secret de tous les espoirs de cette cuadrilla qui accueillait cet hiver-là un nouveau : appelons-le le bizut. Même des amis on est puceau !
Devant à droite fumait le chef. Clope sur clope. Dans ces plateaux du nord de la Castille, seuls arrêtaient le regard les amoncellements de bottes de foin abandonnées aux éléments. Très loin à l’horizon, les éoliennes gâchaient le cours paisible de nuages inoffensifs. L’on se taisait.
En se rallumant une clope, le chef annonça qu’il était temps de  » livrer Bataille et d’ouvrir l’oeil « .
⁃  » Le sang va couler !  » ajouta-t-il dans la plus grande décontraction en observant à travers la fumée la réaction du bizuté.
Qui ne réagissait pas ou du moins qui ne montrait pas trace de son étonnement. Le chef pouvait être fantasque, il le savait et attendait la suite. Les autres poursuivaient leurs occupations roadmoviesques dans la plus grande nonchalance, voire même, se disait à part lui le bizut, dans le désintérêt le plus total. Étrange.
Dans la main gauche du chef apparut, sorti de nulle part, un petit livre corné, vieilli et vite ouvert. De sa voix de cailloux mais posée, le chef engagea la lecture. Car oui ! Il s’agissait de lecture ! Ou plutôt, il ne s’agissait que de cela s’étonna le bizut.
 » Le premier taureau, dont Simone attendait les couilles, était un monstre noir dont le débouché du toril fut si foudroyant qu’en dépit des efforts et des cris, il éventra trois chevaux avant qu’on n’eût ordonné la course  » 1.
Les autres se taisaient, l’un conduisait, imperturbable ; à la gauche du bizut, son voisin perdait son regard dans la monotonie du paysage. Comme si les mots n’étaient que pour lui, le bizut, comme s’il était le seul à entendre le récit de Simone qui voulait poser son cul sur des couilles de taureau.
 » Elle me prit la main sans mot dire et me conduisit dans une cour extérieure de l’arène où régnait l’odeur de l’urine. Je pris Simone par le cul tandis qu’elle sortait ma verge en colère. Nous entrâmes ainsi dans des chiottes puantes où des mouches minuscules souillaient un rai de soleil « .
Rougi, gêné, le bizut déglutissait et s’alarmait que le bruit de son déglutissement puisse être remarqué par les autres ; ils se moqueraient de lui, ils allaient croire qu’il se tapait une demi-molle à imaginer Simone ainsi enfilée dans des gogues déguelasses. La suite lui passerait la demi-molle, il ne le savait pas encore.
 » Simone, le cul encore heureux, moi, la verge raide, nous revînmes au premier rang. Mais à la place où mon amie devait s’asseoir reposaient sur une assiette les deux couilles nues ; ces glandes, de la grosseur et de la forme d’un oeuf, étaient d’une blancheur nacrée, rosie de sang, analogue à celle du globe oculaire. […] Me penchant à l’oreille de Simone, je lui demandais ce qu’elle voulait :
⁃ Idiot, répondit-elle, je veux m’asseoir nue sur l’assiette « .
Merde, elle est tordue la gonzesse. Le nouveau écoutait maintenant sans se soucier des autres ni de leur silence comploteur. La voix du chef l’accrochait comme l’envie de fumer emprisonne la raison d’un fumeur. Elle allait finir comment la Simone ? Les couilles au cul, Nom de dieu, quand même ! se disait-il.
 » Je vis en peu d’instants Simone, à mon effroi, mordre l’un des globes, Granero s’avancer, présenter au taureau le drap rouge ; puis Simone, le sang à la tête, en un moment de lourde obscénité, dénuder sa vulve où entra l’autre couille ; Granero renversé, acculé sous la balustrade, sur cette balustrade les cornes à la volée frappèrent trois coups : l’une des cornes enfonça l’oeil droit et la tête. La clameur atterrée coïncida avec le spasme de Simone. Soulevée de la dalle de pierre, elle chancela et tomba, le soleil l’aveuglait, elle saignait du nez. Quelques hommes se précipitèrent, s’emparèrent de Granero.
La foule dans les arènes était tout entière debout. L’oeil droit du cadavre pendait « .
⁃  » Et voilà !!!  » s’exclama, visiblement très heureux, le chef qui claqua le livre pour le fermer. Ça t’a plu ? C’est beau hein ? Non c’est superbe !!! Je t’avais dit que le sang allait couler. Ça t’a plu ou pas ?  »
Le chef alluma une nouvelle clope. Celle qui récompense le devoir accompli. Les autres n’eurent rien à ajouter. Ils se contentaient de sourire discrètement, savourant à la fois le plaisir de ce texte et l’attente de la réaction du nouveau. Statufié, fossilisé par la force de ces mots qui arrivaient à dire avec la plus grande beauté la plus obscure crudité qui fut. Ce n’est pas comme cela qu’il l’analysa évidemment sur le moment, il n’analysait rien, là, à l’instant. Il regardait devant lui, la route qui défilait, les camions qu’on doublait, les panneaux qui le ramenaient chez lui. Il n’anticipa rien et déclara d’une voix étouffée :
⁃  » J’ai faim… « .
1, 2, 3, 4, 5, 6 secondes. Rien. Des yeux sur lui. Des globes oculaires ouverts comme des univers le bouffaient littéralement. Une couille dans une chatte… Simone… ‘Pocapena’… Granero porté par des visages de marbre… le panneau Francia… Simone dans les chiottes… la maison et le chat…putain je déglutis encore…l’oeil…l’oeil qui tombe… leurs yeux… Parlez nom de dieu !!!
Ils éclatèrent de rire d’un coup, vraiment d’un coup. Ils rirent longtemps. Ils étaient rassurés. Le nouveau était des leurs.


  1. Georges Bataille (sous le pseudonyme de Lord Auch), Histoire de l’oeil, 1928 (première publication clandestine).Manuel Granero reçut, le 7 mai 1922, une terrible cornada dans l’oeil droit. C’est ‘Pocapena’, un toro du duc de Veragua qui lui infligea le coup qui s’avéra mortel. L’écrivain français Georges Bataille assistait à la corrida et raconta le tragique accident dans son livre Histoire de l’oeil au chapitre  » l’oeil de Granero « .

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