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Waiting for Miura

Miura pamplonaIl doit s’agir d’une forme spéciale d’idolâtrie. Que j’assume. Sans arriver à lui donner du sens, à la passer au crible d’un raisonnement un tant soit peu cohérent. J’ai essayé pendant des années, et je ne vois aujourd’hui que les restes mémoriels de l’enfance et de l’adolescence pour en extraire un semblant d’explication. Mais au fond, maintenant, je me moque de savoir d’où cela vient.

Le soleil de 8 heures m’avait semblé n’illuminer que cet unique lieu dans le monde. D’ailleurs, digressons, digressons ! J’ai longtemps vécu les Sanfermines de manière disons monomaniaque. Chaque année filait, trop lentement à mon goût, vers un unique point d’horizon : le 06 juillet et pire, oui pire ! je n’arrivais pas à raisonner le fait que mes contemporains du genre humain puissent ne pas considérer l’ordre de leurs priorités selon mes vues qui me semblaient n’être pas excessives, Pampelune ne pouvait être que le centre du monde et les Sanfermines l’unique objet de tous nos sentiments. Comment était-il envisageable de se marier entre le 06 et le 14 juillet ? Envisageable de pouvoir penser à son travail ? De s’y montrer efficace ? Pouvait-on mourir sans honte – hormis lors de l’encierro ou dans l’arène – en cette longue semaine de juillet ? Etait-il possible et concevable de marcher en montagne, de crever de faim, de faire la guerre, de souffrir d’amour, d’écrire des livres ou de faire naître un enfant durant les Sanfermines ? C’est dans cette exagération délirante que je trouve les images les plus justes pour que tu saisisses, lecteur, ce que représentait pour moi le défilement des jours qui précédait cette date fantasmée du 06 juillet.

L’autre jour, j’ai lu cette phrase de Mordecai Richler dans laquelle il déclarait avoir toujours été un écrivain – un géant ! – toujours situé en dehors des écoles et autres bandes de son temps : « Où que j’aille j’arrive trop tard. L’orgie a fui ailleurs ». C’est ça. L’idée, non que l’orgie sanferminera n’ait fui ailleurs mais que je puisse ne pas en être et arriver trop tard. Alors j’arrivais le 06 juillet, midi pile. C’est ça, presque exactement ça et les dernières notes d’un adagio de Bach portent ce ça que je viens d’écrire et lui dessinent sa larme sous le c parce que ce ça et cette phrase de Richler, ne sont finalement que l’effroyable vérité, à la fois absurde, donc sublime, de notre existence à tous dans laquelle personne ne veut manquer l’orgie et arriver trop tard. Le reste, c’est la terre, les vers et des roses séchées !

08 heures et quelques coquilles de pipas donc, un matin de juillet 1995, le trou noir juste sous lequel j’étais assis et d’où je cuvais le mauvais whisky de la nuit, avait débagoulé, dans un cri mêlé d’effroi et de joie libérée comme un orage fait le tonnerre, 6 machins gigantesques envoyés là par un vieux monsieur andalou, un bigote droit comme un i et très à cheval sur le respect des horaires paraît-il, Eduardo Miura. Il était 8h et deux minutes plus quelques secondes inutiles – l’horaire classique de l’encierro était donc respecté – quand les toros de feu Eduardo Miura ont pénétré du trou noir sous mes pieds et si je n’ai pas senti le souffle de leur course sur ma peau, je peux jurer que ma mémoire a gravé à jamais cette fraction de seconde où la lumière tranchante, les toros de Miura, les cris stridents, les couleurs, la mauvaise odeur et le frémissement ému de mes lèvres se sont unis en moi en une photographie mentale que je pourrais qualifier aujourd’hui de tellurique. A bien me souvenir, le dernier à avoir pénétré le ruedo, un Miura très noir – des terreurs souvent chez Miura-, a longé le burladero de toute l’arène pour ressortir quelques instants dans la rue.

J’ai essayé par la suite de ne jamais manquer ce rendez-vous avec les Miura. Je les ai photographiés dans les corrales del gas, avant et après leur réfection qui les a rendus froids et bétonneux, dans les arènes, dans la rue, à l’apartado. J’ai vu combattre ‘Albulaqueño’ en 1997, Gomez Escorial estoquer un monstre de 680 kilos sans muleta, j’ai chanté pour ‘Bombito’ en 1999, el toro enamorado de la luna. En 2001, j’ai cru un instant que le terrible ‘Sureño’ avait accroché Padilla au ventre tellement le coup porté au cou avait claqué comme l’extrémité d’un fouet. Je revois ‘Lagartijo’ m’observer dans les corrals. Gris et blanc, haut et fin, il portait la tête basse et avait un regard de chien gentil. D’autres encore comme ‘Solano’ en 2006, noir lui aussi et ‘Ermitaño’, sorte de berrendo méchant comme un pou, enivré par le sang qui lui coulait sur la corne, dans le couloir d’entrée de la plaza de toros le matin, à l’encierro.

Avant Pamplona, gamin, j’adorais les Miura. Déjà. Pour tout ce qui se racontait sur eux et parce qu’ils étaient grands aussi. Après Pamplona, c’est-à-dire dans ces deux décennies de vie adulte qui ont eu sur moi l’effet qu’elles ont sur la majorité de mes congénères mâles des pays industrialisés, une sorte d’apaisement donc, j’ai continué de les aimer mais de plus loin, comme un paysage deviné à travers un voile blanc flottant au vent. J’ai arrêté de compter les jours, le 06 juillet reste une date à laquelle je pense, mais moins fort, les Miura ne sont plus des rêves depuis longtemps, j’en ai vus ici et ailleurs et j’ai été déçu, souvent mais pas toujours.

Mais parce que j’enragerais de manquer l’ »orgie », parce que je détesterais l’idée « d’arriver trop tard » à elle, il reste en mon tréfonds le goût de cette attente un peu absurde, faut-il que j’en convienne, des Miura de Pamplona.

Jeudi 14 juillet. J’attends les Miura.

  1. mascarin Répondre
    C'est du Laurent Larrieu tout crachè ! BM
  2. Anne Marie Répondre
    Et les Miura font partie de ces plus belles photos. Et comme on le comprend le Laurent ! Les Toros, ça nous obsède !

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