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Obri(gado) bravo VIII


Épisode VIII : António Silva (encaste Pinto Barreiros / Conde de la Corte /Domecq) / Quinta Torre do ferrador, Biscainho (Coruche).


Le silence a imposé sa loi, joug sous le poids duquel chacun accepte de se soumettre sans rechigner. Le sympathique brouhaha du repas est désormais un heureux souvenir. Seul le vent, modeste, maritime, moelleux susurre sa douceur à la surface des choses. Les hautes herbes sont comme caressées, arrondies sous l’effet, féminines, désirables. Le moteur est coupé, un craquement peut-être, un raclement de gorge, au loin le cri désespéré d’un oiseau condamné, la vie.

Ils sont là quelque part. Chacun scrute dans l’espoir de donner le signal. Ils vont venir. C’est ce que chuchote le maioral ‘Janica’, nous enjoignant par un geste serein de rester silencieux.  » C’est l’heure de manger pour eux alors ils vont venir « . On le croit. Il est toujours bon de croire ce que raconte un maioral en ce qui concerne le quotidien des toros. Et puis lui, ‘Janica’, puisque tel est son surnom, a vu le jour avec pour bonnes fées, rois mages et autres esprits protecteurs les ombres démesurées des cornes de toros de Oliveira Irmãos. Son père, João Preceito, fait partie des campinos de légende qui ont marqué l’histoire du Ribatejo. Il était le maioral de la ganadería des Oliveira du temps de leur grandeur – aujourd’hui, l’élevage demeure confidentiel et appartient à João Folque de Mendoça (relire le texte consacré à cette ganadería : L’autofertilité des Oliveira). Ici, chez Silva, il est le gardien des toros, le conocedor à l’ancienne. Les regards entendus échangés avec Sofia, la délicatesse de leurs rares palabres sont la traduction d’une confiance réelle de l’un pour l’autre. Il est là tous les jours, il caresse le vieux semental, connaît la querencia de ce tío dans le cercado du fond, plonge son regard aimable dans celui complexe de bêtes à l’humeur capricieuse mais qu’il sait décrypter pour ne pas en faire trop, pour rester à sa place dans ce royaume d’estampes qui l’acceptent de loin. 

Une tache noire. D’un coup, à distance d’horizon. Puis deux, puis trois. Des taches qui se meuvent lentement, qui chaloupent avec toute la sérénité d’une meute de lionnes qu’ils ne sont pas. L’horizon approche. Plus que des lionnes, des chats. Curieux et inquiets. Ils stoppent. Observent, figés. Repartent la tête dodelinante comme guidée par un rythme inaudible pour nous. Celui qui tient la tête hume la brise, son suivant s’arrête, fait de même. Ils redémarrent et les herbes semblent de plus en plus basses, les arbres jeunes se ratatinent, le vent fait un détour. 

L’éclat de rire a déchiré la quiétude de ces instants suspendus. Comme un éclair annonce l’orage au-dessus d’une colline. Il n’est pas question d’humour ni de blague à deux balles. Le rire ici protège de la peur, évacue le stress. Ce rire est un atterrissage réussi après le tumulte angoissant des turbulences. C’est un éclat qui aurait pu être larmes ou cri. C’est le rire du retour sur terre.

« Des monstres ! ». Tout le monde est d’accord et y va de son commentaire à voix basse. Les regards sont entendus et se cherchent pour se dire l’étonnement et la surprise. 

« Ils sont magnifiques ces toros ! » (à cette distance, le guarismo était illisible). Personne ne peut le nier sauf Sofia qui nous répond d’un petit sourire malin : « ce ne sont pas des toros… eux ce sont des novillos ! Ceux-là sont au pienso depuis quelques temps mais le reste de leurs frères se trouve dans un cercado plus loin et ils ne sont nourris qu’à l’herbe pour l’instant. Vous verrez, on ira après. Ils sont beaux eux aussi ». … 

D’éclats de rire protecteurs en visions de stupéfaction, de commentaires hallucinés en ébahissement collectif, la visite de la camada des António Silva se résuma à un moment de pur bonheur taurin. Sofia, discrète mais faussement timide, raconta à ceux qui ne la connaissait pas l’histoire de l’élevage (relire le texte consacré à cette histoire : La beauté intranquille du toro) fondé dans la première moitié du XX° siècle par son arrière grand-père, António Silva. Elle égrena les croisements opérés sur les Pinto Barreiros originels et insista sur l’introduction de bêtes d’origine Conde de la Corte venues dans les années 1990 via le cheptel de Pepe Moro (La Cardenilla et Moro hermanos). Cette injection condesa venait renforcer celle, plus ancienne, qui vit un semental de Coimbra faire la cour aux vaches Pinto Barreiros des premières générations. Au final, le Silva de 2018 est un toro aux caractéristiques physiques très proches de celles des Conde de la Corte. Le bétail est d’une rare beauté et dégage une sensation de force et de santé qui fait chaud au coeur. On laisse aux herbes, au vent et aux mains expertes de ‘Janica’ le soin d’en faire de parfaits athlètes. Sofia, du haut de sa jeunesse étudiante et de sa passion incommensurable pour ses tontons d’une autre époque, se charge de la sélection et reconnaît que la tâche est complexe. La ganadería n’a jamais quitté le Portugal où elle rencontre une véritable renommée en touradas. Sans hésiter quand nous lui posons la question, Sofia ne serait pas contre une incursion en terres françaises ou espagnoles mais plutôt françaises car on y pique mieux les toros ! L’affaire ne sera pas simple. Elle le sait sans avoir conscience de tout. Du manque d’originalité stratosphérique de trop nombreux qui montent les cartels, du manque d’audace à l’heure de présenter de nouveaux fers, du manque d’envie, du manque de jeunesse un peu folle dans ce petit monde souvent risible de taurinos engoncés dans leurs certitudes, leurs prétentions et leur prétendue position sociale dans leur village ou leur sous-préfecture. Elle n’a pas conscience, ou de loin, qu’il en coûte de plus en plus aux aficionados d’une vie, à ceux qui ont le toro au coeur, dans la chair et les tripes, de se rendre sur les gradins d’une plaza de toros pour assister trop souvent à des pantalonnades cousues de fil blanc qu’on nous vendra le lendemain comme le paroxysme de l’art taurin. 

Sofia a vingt ans, des rêves plein la tête, c’est ce qu’on lui souhaite à tout le moins. Malgré Nizan, vingt ans c’est le plus bel âge de la vie et en lui faisant la bise à l’heure de quitter la quinta, chacun espère sans l’exprimer que les siens de rêves croiseront un de ces jours la réalité de la vie et lui mettront deux bonnes gifles.

à suivre…

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