En guise de préliminaire pour une série qui peut-être verra le jour… ou pas.
Il faut le savoir : il pleut souvent sur le Campo Charro. L’hiver peut y être très rude et très blanc et peser lourd sur les milliers de chênes verts qui en ont vu d’autres. Mais c’était le printemps et flottait une bruine grisâtre, comme un rideau voilé, ce jour de mai sur Terrones. ’Chichi’ était absente. Les pistes détrempées ne facilitaient pas l’approche des novillos, le projet aurait même dû être inenvisageable ; mais, embringués dans une chiche AX rouge où survivait l’autoradio à cassettes, nous les abordâmes pourtant à distance. Au loin les arbres noirs et moutonneux donnaient un relief granuleux à cette cuvette pelée qu’est Terrones, un lieu de pierres et de vents que n’auraient pas renié une poignée de romantiques à l’époque ou d’ermites à une autre.
C’est le « peintre », comme avait l’habitude de le nommer, non sans ce coutumier dédain du terrien à l’égard de l’artiste venu d’ailleurs (et de l’artiste tout court aussi), José Manuel Sánchez, cousin de ‘Chichi’, qui nous accompagnait et il riait sans cesse, heureux d’être sorti de sa solitude, heureux de la pluie, heureux de l’apéro qui s’annonçait, heureux de ses toros qui ne voulaient pas s’arrêter pour la photo et qui montaient et descendaient, en groupe, toujours, esquissant des pas de demi-tour, en choeur, dans un mouvement d’ensemble que l’on aurait cru répété à l’avance. Le mufle en bas, l’air penaud ou paniqué, le cou qui hésite, de droite, de gauche, l’oeil triste. Et puis soudain, l’échine se tend, se creuse, le cou épais s’enhardit, les lignes s’arrondissent comme si la colère d’être dérangé contraignait le corps noir par une dilatation où chaque muscle, chaque tendon, chaque ligne devenait une machine à part entière magnifiée par l’harmonie de l’ensemble. L’époustouflante indivisibilité de la beauté du toro de combat en somme. D’un bond, la terre repue d’eau est déchiquetée puis éparpillée et répandue sur elle-même, le corps d’athlète est devenu cette masse inquiétante qui fait paraître le lieu petit, insignifiant, ridicule et dangereux. L’arbre a caché la tête. Ne reste que la sauvagerie de l’explosion, la masse ténébreuse et le son cadencé des sabots qui clapotent dans la pente. El bulto negro de los toros…
Dans un entretien forcément précieux, Cristobal Hara expliquait que beaucoup des photographies qui composaient son chef-d’oeuvre, « Lances de aldea » avaient en commun une présence noire du toro, presque outrageuse, écrasante parfois, comme une énorme tache plaquée là, volontairement sortie des règles d’équilibre voulues par l’art photographique. Le photographe s’était inspiré — avouait-il — de la série « Elegy to the spanish republic » du peintre abstrait Robert Motherwell. Sur l’écran du retour, en découvrant ce toro décapité, les mots de Cristobal Hara ont ressurgi. El bulto negro de los toros…
La photographie de campo n’a plus qu’un seul ami : l’autofocus. Ces dernières années, la démocratisation des appareils photo et l’amélioration sans cesse plus époustouflante des technologies a ouvert la voie à une prolifération de photographies — non pas toujours de photographes — de campo. Beaucoup sont très belles et ramener à la maison son « poster » d’une estampe sur-astifina vautrée dans les fleurs violettes de Constantina n’est pas la dernière des fiertés, loin s’en faut. Pour autant et pour toutes ces photos qui occupent nos galeries, parfois nos murs, que deviennent les autres ?
Celles pour lesquelles l’autofocus a eu l’air con, celles que le mouvement d’un toro a rendu floues, bougées, troublées. Celles qui racontent la route sans fin — c’est un bonheur ! — qui amène à l’élevage ? Celles qui annoncent la météo ? Celles qui sentent une fleur, un chien mouillé et vieux ? Celles qui récitent un mot ? Celles qui serrent le coeur ? De chagrin ? De joie ? Celles qui en disent plus long sur le campo bravo que toutes les estampes terrorrifiques ? Celles, pour finir, qui sont le plus nous-mêmes, parce que là un défaut, parce qu’ici un raté.
Le campo n’est pas une carte postale.
Les toros en sont les rois, certes. Parfois les rois perdent leur tête pour que l’on puisse, nous, regarder ailleurs et autour.